Stefan Engel

Stefan Engel

Stefan Engel : À propos de l’idéologie de l’absence d’idéologie préservant la société

Conférence de Stefan Engel donnée à la 3e Université ouverte le 1er octobre 2006

Von Rédaction de Voie révolutionnaire

Mesdames et Messieurs, cher.e.s collègues travailleur.se.s !

En tant que participant assidu de l'Université ouverte, j'ai été frappé par la fluidité de la transition entre la science et la conception du monde dans diverses conférences au cours des dernières années, et plus encore dans les discussions qui ont suivi. Cela m'a incité à contribuer à ce sujet.

La plupart des scientifiques affirment certainement spontanément qu'ils sont guidés uniquement par des considérations scientifiques, se déclareront indépendants de tout jugement de valeur et rejetteront probablement toute influence idéologique. Mythe ou réalité ? Nous verrons bien !



1. Regard sur l'histoire

La science en tant qu'investigation ciblée ou résumé généralisé de l'expérience et des connaissances sur la nature ou même sur le développement social trouve sans aucun doute son origine dans les premiers efforts de l'humanité pour améliorer ses conditions de production, de travail et de vie. Ainsi, la science est naturellement liée d'emblée à un motif, à un but et donc à une vision ‒ au sens littéral ‒ du monde.

On se souvient de Giordano Bruno, qui postulait l'infinité de l'espace et la durée éternelle d'un monde matériel infini, s'opposant ainsi à l'opinion sociale jusqu'alors dominante d'un monde géocentrique divisé en sphères. Il a été condamné à mort sur le bûcher par l'Inquisition papale le 8 février 1600 pour « hérésie » et « magie ». Bruno a répondu à ce verdict par sa phrase désormais célèbre : « C'est avec plus de crainte que vous prononcez le verdict que je ne le reçois ». Comme c'est vrai.

Ainsi, si l'on pense aux instruments de torture de la Sainte Inquisition, qui ont martialement « clarifié » toute connaissance au-delà de la doctrine biblique dominante ‒ n'est-il alors pas préférable de poursuivre la doctrine pure, de séparer les objectifs idéologiques de la recherche, afin d'éviter le danger d'instrumentaliser la science ? C'est en tout cas l'argument ‒ réduit à un simple dénominateur ‒ des apologistes d'une recherche sans valeurs, d'une science sans idéologie.

Aussi noble que cette intention puisse être subjectivement ici et là ‒ c'est une fiction ! Ma thèse de base est la suivante : La science libre ne peut se faire avec l’absence de valeurs ! La science libre est liée à des valeurs progressistes qui rejettent l'exploitation de l'homme par l'homme ainsi que la soumission inconditionnelle des ressources naturelles aux intérêts de profit d'une minuscule couche de monopolistes.

Quand l'idéologie de l'absence d'idéologie a-t-elle réellement émergé et qui l'a mise au monde ? Après la Seconde Guerre mondiale, il était temps ‒ également pour les dirigeants ‒ de tirer des conclusions sociales. Plus jamais le fascisme ! C'était le consensus social le plus large !

L'Union soviétique socialiste avait apporté la principale contribution à la défaite du fascisme hitlérien et était sortie renforcée de la Seconde Guerre mondiale. Un camp socialiste a émergé avec une série de démocraties populaires en Europe de l'Est, en Chine, en Corée du Nord et au Vietnam du Nord. Le socialisme jouit d'un grand attrait, en particulier auprès des larges masses de travailleurs.

Le capitalisme était généralement remis en question, d'autant plus que le lien entre le fascisme hitlérien et la domination du capital monopolistique était incontestable à l'époque. Il était « à la mode » même dans les milieux bourgeois de critiquer le capitalisme. Ainsi, en 1947, la CDU écrivait dans son « Programme d'Ahlen » : « Le système économique capitaliste n'a pas réussi à satisfaire les intérêts vitaux étatiques et sociaux du peuple allemand ». Les grands monopoles d'IG-Farben, Krupp ou Thyssen ont d'abord été éliminés par les Alliés en raison de leur imbrication avec le fascisme. La socialisation des industries clés était exigée même par les partis bourgeois.

Le fait que l'Allemagne de l'Ouest n’ait pas pris un développement socialiste est dû au changement de la politique allemande des États-Unis qui, après la destruction du fascisme, ont identifié leur principal ennemi en l'Union soviétique socialiste. Ils cherchaient maintenant des alliés à cette fin et les ont aussi trouvés dans le gouvernement Adenauer. Le sénateur américain Styles Bridges, dans un article du Times, a imploré que « la première exigence de la politique américaine » était « d'empêcher l'Europe de devenir communiste ». La « guerre froide » contre le socialisme/communisme est devenue le principe directeur des débats et conflits sociaux.

C'est seulement dans ce contexte politique que l'on peut comprendre le débat idéologique qui a abouti à la demande d'«absence d'idéologie ». Dans les années 1950, les chercheurs américains en sciences sociales Edward Shils et Daniel Bell ont élaboré la théorie de la « fin des idéologies ». Dès lors, « sans idéologie » a été considéré comme le fleuron de la politique et de la science occidentales par excellence. Depuis lors, le terme « idéologie » a été systématiquement utilisé dans un sens négatif. Ainsi, le « Dictionnaire des termes de base » dit : « Les idéologies sont construites pour affirmer une prétention au pouvoir et ne correspondent pas nécessairement à la réalité ».

Mais cette « absence d'idéologie » n'était pas du tout non-idéologique, car elle était explicitement dirigée contre le socialisme scientifique, c'est-à-dire qu'elle était strictement anticommuniste dans ses fondements et son orientation. Daniel Bell a attaqué avec véhémence le « dogmatisme communiste » qui, selon lui, est « par lui-même voué à l'échec », « alors que les valeurs démocratiques continuent d'exister en permanence ».

Tous les « ismes » qui allaient à l'encontre de la vision démocratique bourgeoise du monde, non seulement le fascisme, mais surtout le marxisme, le socialisme, le communisme, etc. étaient tout autant stigmatisés comme « dogme, inflexibilité et obstination ». Je ne veux pas du tout nier ici que le marxisme peut aussi être traité de manière dogmatique si l'on ne comprend pas son essence.

Même le capitalisme, en tant que terme conceptuel, a été déclaré « mot tabou » et supprimé du vocabulaire bourgeois. Non pas parce qu'on avait quelque chose contre le capitalisme en tant que tel, mais parce qu'en tant que qualification marxiste de la société bourgeoise, il était trop stimulant pour l'esprit combatif classiste. En 1952, on pouvait lire dans le magazine américain This Week Magazine : « La substitution d'un seul mot peut changer le cours de l'histoire. Ce mot, c'est le capitalisme. Il a un son négatif parce qu'il rappelle les erreurs et les torts du passé ».

Ainsi, au fil des ans, tous les termes du vocabulaire utilisé publiquement qui désignaient une société de classe ont disparu. Ainsi, alors que les maîtres à penser bourgeois prétendaient d'un côté n'avoir plus rien à voir avec l'idéologie, de l'autre, dans leurs efforts pour contrer le socialisme avec le « monde libre » dénué de contradictions qu'est l'Occident « sans valeurs », ils ont déclenché une véritable bataille pour la création et la diffusion d'une nouvelle terminologie, qui était maintenant répandue dans toute la société.

Ainsi, sous le drapeau de l'absence de valeurs, la dissimulation et, en même temps, la valorisation de la réalité capitaliste ont été systématiquement poursuivies. Ainsi, la suppression ouverte par Adenauer de la résistance à la remilitarisation, ou l'interdiction du KPD et du FDJ est devenue un acte noble de la « démocratie qui sait se défendre » afin de défendre « l’ordre constitutionnel libéral-démocratique ».

Le concept d'« économie sociale de marché » a été popularisé par l'association « Die Waage » [La Balance], à laquelle appartenaient presque tous les monopoles allemands, avec une campagne publicitaire anticommuniste valant des millions. Avec des publicités, des affiches, des films et des bandes dessinées, elle a été mise en contraste avec « l'économie forcée de l'Est » et les revendications syndicales. « La lutte des classes est terminée », lisait-on dans une annonce au tournant de l'année 1956/57, et « Dans l'Allemagne libre, une transformation historique est en cours : l'ouvrier autrefois conscient de classe devient un citoyen libre et sûr de lui ».


C'est aussi simple que cela : les monopoles au pouvoir et leurs partis font une campagne de propagande et la société capitaliste perd son caractère de classe. Le monde est sens dessus dessous ! Le travailleur salarié devient le « Arbeitnehmer » [preneur de travail] et le capitaliste le « Arbeitgeber » [donneur de travail] dont la tâche la plus noble est de créer des emplois. Bien sûr, dans cette interprétation irréelle du tissu social, l'essentiel reste dans l'ombre : En échange de prodiguer ce bienfait notre pieux « donneur de travail » s'approprie en privé la part écrasante de la force de travail du « preneur de travail », sur laquelle reposent la croissance constante de sa richesse et la pauvreté tout aussi croissante de ses « preneurs de travail ».

Tant que ses bénéfices continueront à jaillir et que la « paix sociale » – comme il appelle cet état de la société dans lequel personne ne se rebelle contre ces conditions – restera intacte, notre « donneur de travail » maintiendra également sa stricte neutralité politique et son absence de valeurs idéologique.


Peu à peu, tous les partis bourgeois de l'après-guerre ont adopté la terminologie dissimulante du gouvernement Adenauer. La fiction de l'« économie sociale de marché » est devenue la ligne directrice centrale de la philosophie économique monopoliste d'État, systématiquement diffusée par les médias bourgeois. Même les dirigeants syndicaux réformistes, qui ont initialement rejeté avec véhémence le concept trompeur d'« économie sociale de marché », l'ont intégré comme une évidence dans leur vocabulaire, parallèlement à leur propre intégration dans la structure de pouvoir monopoliste d’État.

Le mythe de l'« absence d'idéologie » a rendu à nouveau respectable l'idéologie bourgeoise malmenée. En d'autres termes : le mythe de l'absence d'idéologie s'est révélé être à la fois un terme de combat et une méthode pour combattre la forte influence de l'idéologie prolétarienne parmi les larges masses populaires dans l'histoire de l'après-guerre et aussi pour implanter l'idéologie bourgeoise profondément dans la conscience sociale et la présenter comme n'ayant pas d'alternative.

L'absence d’idéologie est un mythe et ne sert en réalité qu'à imposer l'idéologie bourgeoise qui prévaut dans la société bourgeoise. Cette connaissance est en même temps un défi à relever pour étudier scientifiquement la signification réelle et l'émergence de l'idéologie ainsi que la lutte sociale réelle des idéologies qui se déroule. Cela ne peut avoir que l'objectif ouvertement déclaré d'influencer cette lutte sociale. Car tout ce que fait l’homme, comme le dit Marx, doit d'abord passer par sa tête !
Commençons donc par une question élémentaire.



2. Qu'est-ce qu'une idéologie ?

Le mot idéologie vient du grec et pourrait être traduit littéralement par « étude des idées ». Les ouvrages de référence traditionnels s'accordent à dire que l'« idéologie » est généralement identique à la conception du monde. Une conception du monde est un système de théories et de méthodes sur la façon de voir et de se comporter envers la nature et la société.

Chaque personne a sa propre vision du monde, qui façonne sa manière de penser, de sentir et d'agir. La vision individuelle du monde, bien sûr, ne naît pas de rien, mais est elle-même un produit du développement social. Elle découle, premièrement, de l'être social général, deuxièmement, de la conscience sociale générale et troisièmement, sur cette base, elle caractérise l’assimilation et la position personnelles et individuelles par rapport à la réalité sociale.

Karl Marx l'a résumé ainsi : « La conscience ne peut jamais être autre chose que l'°Être conscient, et l'Être des hommes est leur processus de vie réel ». (Marx/Engels, « L’idéologie allemande », Éditions sociales, Paris 1975, p. 50) Toute formation sociale est, d'une part, une certaine réalité (l'être social) et, d'autre part, repose sur une conception du monde qui la justifie. Une société ne peut fonctionner à long terme que si certaines normes, valeurs et règles sont unifiées et elle ne fonctionne également que tant qu'une telle unification volontaire prévaut. Ceci est garanti par la conception du monde qui détermine la société.

Tout le cours de la vie, la croissance et l'éducation des enfants, les années scolaires, la formation, le monde du travail, la fondation de la famille, etc. doit paraître aux humains comme quelque chose qui doit être comme cela. Dès le plus jeune âge, à la maternelle, à l'école, on est élevé pour se comporter de la manière exigée par les fondements de la société bourgeoise.

Dans les sociétés de classes qui ont émergé dans l'histoire de l'humanité il y a environ 5 000 ans, la réalité sociale et la vision du monde qui la justifie ne coïncident généralement pas. En effet, les dirigeants s'efforcent de présenter faussement des conditions idéales à la population afin de la faire taire. Par conséquent, la plupart des idéologies dominantes appartiennent au camp de l'idéalisme.

La forme la plus répandue de cette conception du monde dominante sont les religions, dont chacune a adapté son contenu et sa méthode en fonction de l'évolution de la réalité sociale. Le polythéisme, une multiplicité de divinités, correspondait à la société esclavagiste, comme on peut aussi le lire dans l'Ancien Testament de la Bible. Le féodalisme, avec son État central absolutiste, correspondait au monothéisme sous la forme du christianisme, de l'islam ou du bouddhisme. Le capitalisme, avec sa complexité en constante évolution, exigeait comme justification tout un système de conceptions du monde bourgeoises. Même si les religions continuent d'occuper une place importante, elles ne peuvent plus satisfaire aux exigences globales de justification des conditions complexes de la société moderne. Mais depuis longtemps déjà, ils ne peuvent plus enseigner qu’en termes généraux l'humilité, la servilité et l'abstinence, tandis que l'interprétation des multiples processus sociaux, politiques, économiques ou même scientifiques de la société bourgeoise et les comportements qui leur sont suggérés relèvent d’une diversité de systèmes de pensée spécifiques qui répondent au moins dans une certaine mesure aux exigences de la production moderne ou même du citoyen éclairé.

Je ne peux pas ici entrer dans le détail de l'inépuisable variété des systèmes de pensée bourgeois, mais seulement dans quelques exemples.

Dans les sciences naturelles, par exemple, il y a le courant idéologique du positivisme. Son aïeul était le sociologue français Auguste Comte. Il a enseigné que « l'esprit positif doit se référer aux faits (par opposition à l'imagination), à la certitude (par opposition à l'indécision), à la précision (par opposition à l'indétermination), à l'utilité (par opposition à la vanité) et à la validité relative (par opposition au caractère absolu) ».

Il est certainement très sensé et plausible que les physiciens, les chimistes, les biologistes, les ingénieurs, les médecins, au sens de Comte, étudient avec précision et conscience les lois de la nature et les rendent utiles. Cela est nécessaire dans le sens d'un examen objectif, qui est autre chose que l'« absence de valeurs ». Cependant, le "monopole de la connaissance des sciences naturelles" positiviste suggère en même temps aux scientifiques de concentrer tous leurs efforts sur leurs domaines de compétence et de ne pas toucher aux questions sociales. Ainsi, l'assujettissement des scientifiques aux intérêts d'exploitation de la société bourgeoise, en particulier de la grande industrie, est organisé d'une manière apparemment « sans idéologie ».

Dans les années 1960, il y a eu un débat animé en RFA sur la prétendue « absence de valeurs » dans les sciences, la soi-disant « controverse du positivisme ». Les sociologues de la « Théorie critique de l'école de Francfort » autour de Theodor W. Adorno ont contesté qu'il puisse y avoir une science « sans valeurs ». Ils ont exigé que les scientifiques découvrent également les maux sociaux et ne se contentent pas de fournir des analyses descriptives sans se soucier de ce qui en découle. L'« école de Francfort » a influencé le mouvement étudiant de 1967/1968 et a donné aux universitaires qui en sont issus certaines impulsions pour assumer dans leur recherche leur responsabilité dans le développement de la société.

En philosophie, le pragmatisme est l'arme miracle de l'idéologie bourgeoise. Il est également défini dans sa justification comme étant libre de toute barrière idéologique. Comme label de qualité les sciences sociales se caractérisent désormais par une approche pragmatique des problèmes, au lieu de « rabâcher constamment des principes » selon la devise : la fin justifie les moyens. Le pragmatisme est le système de pensée le mieux accueilli pour abandonner la prétention à la vision sociale globale des choses, à la réflexion correcte de la réalité dans la conscience, à la prise de parti et à l'action en conséquence conformément à ses lois, et pour ne faire au contraire que ce qui apporte un avantage immédiat aux intérêts du groupe de personnes au pouvoir. Le fait que cette façon de penser puisse porter atteinte à l'avenir et aux intérêts généraux de l'humanité ne dérange pas le pragmatiste, l'essentiel est qu'il puisse faire preuve d'un succès tangible.



3. Conception du monde et société

Dans toute société de classe, en plus de l'idéologie dominante, il y a toujours une vision du monde qui remet en question les conditions existantes. Il est donc difficile pour les dirigeants d'orienter la population dans une conception uniforme du monde. Pour la société capitaliste, Marx et Engels avaient identifié l'idéologie bourgeoise comme la conception du monde dominante, qui doit s'affirmer contre la vision du monde du prolétariat.

Jusque dans le cœur du mouvement ouvrier, il y a l'idée erronée que le conflit idéologique est une affaire de philosophes et n'a pas grand-chose à voir avec la réalité vécue au quotidien. Bien sûr, les idéologies ne confrontent pas les gens principalement sous forme de doctrines théoriques, mais leur contenu et leurs méthodes entrent subtilement dans la pensée, le sentiment et l'action des grandes masses populaires par le biais de la culture.

Je parle de sentiment idéologique, de pensée idéologique et d'action idéologiquement déterminée parce que ce sont trois niveaux qualitativement différents de la manière dont la lutte idéologique est menée aujourd'hui. Il en résulte toujours un conflit des conceptions du monde dominantes en lutte les unes contre les autres dans la pensée, le sentiment et l'action des individus sociaux.

L'idée que l'on est animé uniquement par l'idéologie bourgeoise ou uniquement par l'idéologie prolétarienne est dénuée de toute réalité. Nous faisons tous partie de la société bourgeoise, nous sommes plus ou moins façonnés par elle. Cela ne disparaît pas si facilement, même si l'on adopte une vision du monde critique de l'idéologie bourgeoise. Car l'idéologie bourgeoise n'est pas seulement l'idéologie des dirigeants, mais aussi l'idéologie dominante. Ainsi, même un parti qui a pour base une idéologie prolétarienne sera influencé par l'idéologie bourgeoise. Ceux qui le nient sont déconnectés de la réalité.

La principale méthode de diffusion de la conception bourgeoise du monde aujourd'hui est sans aucun doute la culture de masse, qui manipule habilement les sentiments des masses populaires les plus larges par le biais des médias électroniques. Aujourd’hui, aucune guerre ne peut être menée contre la volonté des grandes masses populaires. La dernière guerre en Irak a été propagée par les États-Unis avec deux arguments principaux : Premièrement, que l'Irak fabriquait des armes de destruction massive et menaçait ainsi le monde entier ; et deuxièmement, que le gouvernement irakien soutenait le « terrorisme international ». Ces deux arguments ont depuis lors dû être officiellement rétractés par le gouvernement américain. Une partie croissante de la population a entre-temps vu à travers la manipulation belliciste et critique aujourd'hui la guerre parce qu'elle en a perdu la justification. Mais avec la perte de sa légitimité auprès des masses, la guerre n'est plus gagnable non plus.

Lorsque l'idéologie dominante perd sa crédibilité, la politique des dirigeants entre en crise. La vie sociale au sens de la conception du monde de la bourgeoisie au pouvoir ne fonctionne donc que s'il existe un accord idéologique volontaire au sein de la population.

La société actuelle est basée sur des mensonges de vie très spécifiques, qui doivent faire l'objet d'un consensus fondamental, pour que la dictature des monopoles apparaisse comme une société démocratique, soit acceptée malgré toutes les critiques et fonctionne donc. J'ai déjà traité de la fiction de l'« économie sociale de marché ». Je pourrais continuer les fictions de l'« ordre constitutionnel libéral-démocratique », de la « politique étrangère pacifique », de « l'égalité des droits des hommes et des femmes » et du fait qu'en Allemagne « tout le pouvoir vient du peuple . Tous ces mensonges de vie servent un but bien précis. Lorsqu'elles sont remises en question, c'est toute la société qui est contrainte de se justifier.

L'un des avantages de l'idéologie de l'absence d'idéologie est qu'elle libère ses partisans de l'obligation onéreuse de traiter idéologiquement, par exemple, le socialisme scientifique. Elle préfère recourir à la méthode de la stigmatisation générale afin de constituer un barrage de réserves et autres sentiments négatifs contre le socialisme. La terminologie marxiste a été longtemps interdite dans la vie publique de la République fédérale. Mais surtout, l'anticommunisme qui a prévalu pendant des décennies a réussi à transfigurer le contenu de sa terminologie jusqu'à l'absurdité.

L'un des termes marxistes les plus ostracisés est la dictature du prolétariat. Entendre ce seul mot évoque souvent l'horreur pure, car il est instinctivement associé à l'oppression arbitraire et inhumaine de millions de personnes dans les pays socialistes. Mais le terme perd très vite de son horreur lorsque l'on considère sobrement son contenu objectif.

Marx a analysé le capitalisme et a identifié l'autocratie de la bourgeoisie comme l'essence politique de cette société. Afin de créer une société sans exploitation ni oppression, il a exigé que les sans-propriété – par lequel il entendait la propriété des moyens de production - assument le pouvoir sans partage dans la société. Ces sans-propriétés, il les appelle le prolétariat, qui, s'ils veulent vivre, sont obligés de vendre leur force de travail à la bourgeoisie. Ce prolétariat, en raison de sa position de classe, n'a aucun intérêt à l'exploitation de l'homme par l'homme. Elle est également, de par son rôle dans l'industrie moderne, en mesure, du point de vue de la conscience, moralement et socialement, de s'affirmer contre la bourgeoisie prostrée et de surmonter la société de classes. Ainsi, selon Marx, la dictature du prolétariat n'est qu'une catégorie scientifique d'une formation sociale capable de s'emparer du pouvoir pour abolir l'exploitation de l'homme par l'homme.

La méthode de stigmatisation des concepts est aujourd'hui l'une des principales formes de confrontation idéologique avec le socialisme scientifique. Il ne suffit, bien sûr, que si la vision bourgeoise du monde reçoit un soutien général.



4. Conception du monde et mode de pensée

Dans la réalité sociale actuelle, la conception du monde s'exprime avant tout comme mode de pensée. Le mode de pensée est l'élément le plus flexible de la conception du monde et donc le plus modifiable et le plus influençable. D'autre part, il façonne la pensée, le sentiment et l'action de l'individu. La lutte idéologique dans la société, à laquelle personne ne peut plus échapper, est une lutte permanente pour le mode de pensée – parfois ouvertement, mais surtout imperceptiblement et subtilement. Aujourd'hui, cette lutte est extrêmement compliquée.

Lors de la révolte étudiante de 1968, une partie de la petite bourgeoisie dépendante a pris conscience qu'elle était soumise à la domination exclusive des monopoles. Elle critiquait en particulier la restriction des droits et libertés démocratiques bourgeois par les lois d'urgence, les contenus et méthodes d'enseignement réactionnaires dans les universités, l'absence de la mise à jour du fascisme et son influence persistante dans les organes étatiques de la RFA et dans la politique, ainsi que la politique internationale d'oppression impérialiste des peuples, comme dans la guerre du Vietnam.

Ce mouvement étudiant a suscité et mis en question beaucoup de choses et a eu une influence durable sur le développement social de la RFA. Cependant, il a également fait naître une forme petite-bourgeoise de l'idéologie bourgeoise, qui d'une part critique les pires formes du capitalisme, mais d'autre part rejette aussi le socialisme. Le mouvement ouvrier était alors faible et influencé, au moins en ce qui concerne la jeunesse, par le mouvement étudiant.

À un moment donné, les dirigeants ont décidé d'intégrer cette orientation critique dans le système de gouvernance de la conception du monde bourgeoise. La diffusion de cette vision du monde petite-bourgeoise a été intégrée dans le système de l'idéologie dominante par les dirigeants et elle véhicule en permanence un mode de pensée petit-bourgeois. Celui-ci reprend la mise en question critique des conditions sociales sans remettre en cause la société elle-même, ni même réfléchir à une issue sous forme d'une autre, par exemple la société socialiste.

Le système du mode de pensée petit-bourgeois aime emprunter les termes du mouvement ouvrier pour imposer exactement le contraire. Je rappelle la « contribution de solidarité » dans les impôts, qui n'a rien à voir avec la solidarité, mais avec le fait de subventionner de grands monopoles pour qu'ils investissent leur capital en Allemagne de l'Est.

En politique aujourd'hui, on aime parler de « réformes ». Dans le mouvement ouvrier, cela signifiait une amélioration des conditions de vie et de travail. Aujourd'hui, en revanche, le terme « réforme » est utilisé à tort pour justifier la détérioration, voire le démantèlement, des réformes sociales. Le terme « réforme » est donc littéralement transformé en son contraire.

Ou bien prenez les films policiers de Tatort [Scène de crime] qui viennent toujours le dimanche soir. Aujourd'hui, ces films sont parmi les principales formes de transmission d'une idéologie petite-bourgeoise. Ici, l'un ou l'autre scandale de cette société est souvent abordé de manière tout à fait critique sur le plan social. Il y a même des critiques à l'encontre de l'Office fédéral de la police criminelle ou de l'Office pour la protection de la Constitution [service secret] et les machinations de certains groupes industriels sont mises en évidence. Mais quelle en est la conclusion ? La conclusion est que, malheureusement, on ne peut pas lutter contre ces gens parce qu'ils sont trop puissants. Les acteurs ne sont pas les larges masses qui se battent, mais tout au plus un commissaire plus ou moins intègre qui le fait au lieu du peuple. Ainsi, l'individualisme petit-bourgeois est promu et loué au lieu de l'activité indépendante des larges masses populaires, qui seule est capable d'être socialement transformatrice.

L'idéologie bourgeoise a l'ambition générale de se présenter sous une forme où elle sera avalée sans résistance, si possible, par la masse de la population. La manipulation de la pensée, du sentiment et de l'action par le système du mode de pensée petit-bourgeois n'a cependant pas lieu uniquement, ni même principalement, par la communication de contenus, mais de méthodes et de comportements petits-bourgeois.

Si des licenciements massifs ou des fermetures d'usines ont lieu aujourd'hui, les capitalistes veulent à tout prix éviter les luttes. Ils propagent donc la solution individuelle. Ils proposent un plan social qui aide l'individu à joindre les deux bouts après avoir perdu son emploi, mais seulement pour éviter une lutte collective. Il a fallu quelques années pour que les travailleurs se rendent compte que la destruction de chaque emploi signifie un chômeur de plus, que ce soit dans le cadre d'un plan social, par l'intermédiaire d'un PARE [Plan d'aide au retour à l'emploi] ou directement par des licenciements massifs.

Dans d'autres mouvements également, la diffusion des méthodes petites-bourgeoises joue un rôle majeur. Au lieu de mener un véritable combat, on a souvent recours à des protestations symboliques, à des actions en justice ou à des appels à la raison des dirigeants pour éviter l'aggravation nécessaire.

Le mode de pensée petit-bourgeois a pénétré profondément dans le mouvement ouvrier. Cela est lié aux changements dans la structure de classe de la société. Il y a eu une interpénétration des conditions de vie entre les travailleurs et l'intelligentsia dépendante. Les jeunes issus de familles ouvrières étudient et deviennent des intellectuels ; d'autre part, les enfants d'intellectuels font des apprentissages et deviennent des ouvriers ou de simples employés de bureau. Le niveau de vie est aussi devenu de plus en plus égal. De nombreux travailleurs ont atteint un niveau d'éducation et de culture qui était autrefois réservé aux universitaires.

Tout cela a des effets sur l'influence du mode de pensée des intellectuels parmi les travailleurs et, inversement, sur l'influence du mode de pensée des travailleurs sur les intellectuels. De par sa position de classe, le mode de pensée d'un ouvrier diffère de celle d'un intellectuel. Le mode de pensée prolétarien, en raison de la contradiction irréconciliable des travailleurs avec le capitalisme, se caractérise par le fait qu'il prône la fin de l'exploitation et de l'oppression de l'homme par l'homme. L'intelligentsia dépendante n'appartient pas à une classe homogène, et n'a donc pas de position de classe claire.

Marx l'a un jour décrit ainsi : « Le petit bourgeois, dans une société avancée et par nécessité de son état se fait d'une part socialiste, de l'autre part économiste, c-à-d. il est ébloui de la magnificence de la haute bourgeoisie et sympathie aux douleurs du peuple. Il est en même temps bourgeois et peuple. Il se vante dans le for intérieur de sa conscience, d’être impartial, d'avoir trouvé le juste équilibre, qui a la prétention de se distinguer du juste milieu. ». (Lettre de Karl Marx à Pavel V. Annenkov 1846, Internet : https://www.marxists.org/francais/ marx/works/1846/12/kmfe18461228.htm)

Avec l'évolution de l'intelligentsia dépendante en couche dominante de la petite-bourgeoise, le mode de pensée intellectuel petit-bourgeois s'est transformé en un système d'idéologie bourgeoise aux multiples facettes. Il a imprégné toutes les questions de culture, de politique et de science et est devenue un élément de soutien de l'appareil de pouvoir étatique. Le principal effet du mode de pensée petit-bourgeois sur le mouvement ouvrier, mais aussi sur le mouvement environnemental ou même celui pour la paix, est la désorganisation, la désorientation et la démoralisation de la lutte. Il a donc un caractère destructeur.

L'effet du système du mode de pensée petit-bourgeois a été profondément remis en question depuis un certain temps par l'expérience pratique, ce qui a conduit à une situation de crise politique latente dans la société. L'abstention croissante aux élections, la diminution de l'influence des partis bourgeois, l'augmentation des activités des masses sont les caractéristiques de cette évolution.

Lorsque le ministre fédéral des Finances Steinbrück a récemment recommandé, à son retour de vacances, de réduire ses vacances à l'avenir et d'épargner pour sa prévoyance vieillesse privée, il a été accueilli avec une vague d'indignation. Il a dû s'excuser humblement. Quelques jours plus tard, le ministre de la Défense Jung a qualifié la mission de la Bundeswehr au Liban de « mission de combat de la Bundeswehr », mais il a pris une raclée et a dû corriger qu'il ne s'agissait que d'un « mandat robuste ».

Du point de vue du débat idéologique, cela représente un processus de venir à bout du mode de pensée petit-bourgeois. À cet égard, il y a eu des changements notables au cours des dernières années. Lors d'un sondage représentatif réalisé par la chaîne de télévision allemande ZDF à l'automne 2004, Karl Marx a été élu « troisième Allemand le plus grand ». Le signal des récents sondages d'opinion : Les citoyens allemands qui pensent que le socialisme est une bonne idée qui a été mal réalisée représentent aujourd'hui déjà plus de 70 % en Allemagne de l'Est et 55 % en Allemagne de l'Ouest, soit 20 % de plus qu'il y a 15 ans.

Après que le leader du SPD de l'époque, Müntefering, ait lancé une « critique du capitalisme » en public pendant la campagne électorale en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, le ministre chrétien-démocrate du travail du Land NRW, Laumann, s'est récemment mis à penser : « Depuis l'effondrement du communisme, le capitalisme est débridé. Je pense qu'une correction est nécessaire ». (Rheinische Post du 13/5/2006) Même les anciens ministres de la CDU, Blüm et Geissler, ont récemment critiqué à plusieurs reprises l'impitoyabilité du capitalisme. Le capitalisme est donc de retour ! En réalité, il n'avait jamais disparu. Il n'a qu'été couvert par un flot de phrases, d'illusions et de fictions, qui cèdent de plus en plus la place à la considération de la réalité.

L'idéologie de l'absence d'idéologie a échoué. L'idéologie du socialisme scientifique avec sa méthode dialectico-matérialiste gagne du terrain.


Merci beaucoup de votre attention.